Professeur à la London School of Economics, « grillé » aux États-Unis pour son rôle majeur dans le mouvement Occupy Wall Street, l’anthropologue David Graeber publie aujourd’hui en français son monumental Dette. 5 000 ans d’histoire, un voyage passionnant dans les arcanes de notre système financier.

Le Vif/L’Express : Est-il vrai que l’idée de ce livre vous est venue par hasard ?
David Graeber : Ce fut à la suite d’une conversation avec une jeune femme, lors d’une soirée à Londres. Elle travaillait dans une organisation humanitaire où elle avait vu tous les malheurs de la planète, mais, lorsque nous avons abordé la question de la dette du tiers-monde, cette personne extraordinairement bien intentionnée m’a répondu : « Mais… il est normal de rembourser ses dettes ! » Je me suis alors demandé quelle autre obligation, à ses yeux, pourrait justifier la mort de milliers de bébés faméliques. Je n’en ai trouvé aucune. D’où ma question : qu’est-ce qui fait du remboursement de la dette un devoir moral si impérieux ?
Le Vif : Devoir autrefois contesté par l’Église elle-même, d’ailleurs…
Je consacre quelques pages à l’acharnement de l’Église catholique contre les usuriers, au Moyen Âge, quand elle avait de quoi s’insurger face à bien d’autres scandales, comme le servage, par exemple. En fait, l’Église considérait la dette comme une concurrence déloyale, car cette obligation semblait supérieure à toutes les autres, y compris aux devoirs dictés par la religion. D’après moi, le pouvoir moral de la dette provient du fait qu’elle est une promesse librement consentie, un acte de civilité inscrit dans nos rapports sociaux. Mais cette promesse peut être pervertie par un mélange de violence et de froides mathématiques financières.
Le Vif : La violence ?
Tout va bien, en principe, tant que la dette est contractée entre humains de même niveau. Les riches, entre eux, savent se montrer compréhensifs, trouver des arrangements à l’amiable. Il en va de même pour les pauvres.
Le problème commence lorsque cette dette s’ajoute à un rapport d’inégalité préexistant entre le créancier et le débiteur. Là, elle prend comme par hasard son caractère le plus sacré, qui justifie alors les dominations les plus terribles et les actes les plus injustes du créancier. C’est la loi du plus fort, mais déguisée en contrat entre prétendus égaux, ce qui rend la déchéance par l’endettement plus douloureuse et humiliante encore.
Le Vif : Comment a-t-on érigé la dette en dogme moral ?
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